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Écrire avec ardeur.

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layout: default title: “Le traitement de la donnée” date: 2019-02-05 00:46:36 +0100 categories: ambition 2022 —

Je suis un spécialiste du traitement de la donnée. Elle entre par mes doigts, elle parcourt mes branchements, mes cables, elle traverse les nuages et s’enfuit en cellules. Je suis informaticien. J’ai du mal à me lever le matin, du mal à me coucher le soir, entre les deux, rien. Je programme. J’écris, du code, toute la journée.

Prends ce fichier JSON et tu le parses. Tu le déstructures, tu le casses en morceaux et tu le conduis, tout détruit qu’il est, dans ton langage. Ce fichier sans fin qui fait déjà des milliards de lignes et qui ne connaîtra jamais de fin, est écrit par Kafka, il contient toutes les coordonnées de tous les téléphones de la société. Ce fichier les suit à la trace.

On t’a enlevé tous les noms. Tu connais tout le monde, pourtant, par son ID.

Tu regardes 2db7412.
Lui comme tout les autres tu le suis comme une onde, dans ton système il est un point qui varie dans un espace à trois dimensions. Il descend la Seine. Tu le projettes sur ta carte. Il est lent, il glisse sur l’eau, en cette douce nuit d’été, il passe près de la Tour Eiffel, il est minuit, la Tour s’illumine. Avec lui, avec elle, il y a b8742ae à ses côtés. Mais aussi c70e133, 252dc0d, et d’autres encore, d’autres ID tous uniques.

Son vrai nom est 7c4ab266-8001-43ef-959c-fdef70155cd2 mais tu l’a renommé 2db74120ad7115794c76edc925283f8edae4de25 dans ton système mais en vérité les 7 premières lettres de son identifiant suffisent pour le reconnaître sans te tromper et tu l’appelles le plus souvent 2db7412.

b8742ae dévie de sa route, elle quitte la Seine, elle accélère, elle court presque. 2db7412 essaie de la rattraper mais après 200 mètres, ralentit et s’arrête, 2db7412 ne peut la rejoindre, elle continue sa route à la même vitesse vers l’ouest, il s’est arrêté dans un parc. Peut-être qu’elle l’a quitté. Peut-être a-t’il essayé de l’embrasser, elle s’est levée dès le bateau à quai et elle s’est échappée. Peut-être qu’ils ne se connaissent pas. L’identifiant disparait près d’un bouche de métro.

La nuit les ID tournent en rond dans la ville. Ils se regroupent autour de la Bastille, de République. Malheureusement je ne sais à quelle hauteur. Les identifiants sont en deux dimensions. Si je savais à quels étages ils sont, je pourrais les regrouper en chambres, en fêtes, en dîners. Parfois les signaux s’alignent si précisément, qu’ils dansent les uns sur les autres. Les beaux jours sont propices aux rencontres dans des immeubles parisiens. Deux ou trois ID se retrouvent un soir, bientôt rejoints par quelques autres ondes de leurs connaissances. Des gens qu’ils côtoient dans des écoles ou des locaux d’entreprises. Le plus souvent les ondes se sont déjà rencontrées ailleurs, il y a quleques minutes, quelques heures ou quelques semaines, peu importe, c’est ce que je nomme affinité. Mais parfois ils ne forment qu’un empilement de données qui apparaissent éparses, pourtant elles sont si faciles à rassembler. On pourrait pratiquement trouver un point commun à tous les éléments d’un lieu.

D’autres ondes déambulent le long des rues. A leur vitesse, à leur parcours, je peux deviner si ce sont des taxis ou des badauds à la recherche d’une épicerie. Les ID se croisent, s’arrêtent. Les ondes forment d’autres ondes. La nuit avance.

J’ai arrêté de travailler, je regarde maintenant sans rien corréler des grappes de points sur une carte. Je devrais aller dormir, je devrais sortir, je reste chez moi, je ne veux pas sortir. J’ai affiché en grand écran la carte de Paris mise à jour en temps réel. Ma société pourrait croire que je travaille si je suis encore sur l’ordinateur, à cette heure, à toute heure, elle s’en fiche, au moins elle pensera que je suis animé de passion. Au pire, et au vrai, je ne suis qu’un client de nos serveurs de données. Je lis les points sur la carte.

J’écoute en même temps les dernières informations sur internet. Radio Berlin ou CNN, Radio Nova ou Radio Notre-Dame.

Dans la journée, je regroupe les gens. Je les écoute, je les suis et je sais les corréler. Ceux qui se lèvent tôt. Ceux qui ne changent jamais. La plupart d’entre nous. Ils sont là dans mon fichier, tout écrasés dans la ligne B. Ils vont travailler. On est bien obligés. J’ai calculé que si l’on mettait une publicité un jour à la station Bonne Nouvelle elle serait vue par 25_000 ID. En vérité bien plus passent devant, mais combien s’arrêtent? Combien auront leurs yeux pour lire: “7euro95 La Fin de la Paresse”. 25_000 personnes, c’est une simple calcul.

Je reçois un flux continu de données. Elles traversent les murs, elles traversent les villes, elles vont à Frankfort, à Dublin, puis elles seront lues, liées, reliées, restructurées, puis dispercées. Une donnée rejoint une autre. Elles va ainsi être voyagée en quelques millisecondes qui paraîtront une semaine pour les machines, jusqu’à être dupliquées sur des disques en RAID 5 partitionnés et redondés, sur plusieurs clusters en Europe. Ici, elles pourront persister. Puis un jour, une seconde, une nano seconde après, un autre process viendra les lire, jamais elles, mais leur copie, puis elles seront consommées par des milliers de langages informatiques. Telle coordonnée deviendra le point unique désiré de ce magasin de jouet, telle autre restera la trace du passage d’un homme sans fortune et sera oublié, on n’en saura rien. Trop pauvre? Trop lent? Trop maladroit? Peut-être intéressera-t’il un autre cluster, en attendant, on va le déverser dans un lac de données.

Je me déplace sur la carte. :minus: Unzoom. :minus: Unzoom. La France est un tissu de fils lumineux qui se concentrent en leur centre reptilien, Paris. Les autres fils lumineux restent des extrémités nerveuses rarement excités. La nuit quelques les villes étudiantes bougent encore un peu, comme des doigts d’un corps de lumières.
Je scrute les mouvements.

Je zoome sur la carte: :plus: :plus:
:plus: :plus: Je vois ma rue, mon immeuble et beaucoup de points. aaefa23. C’est moi. Autour, 48.860076, 2.401300, comme endormis, des points isolés. Un peu plus bas dans la rue, un attroupement d’ondes qui bougent de quelques mètres à peine, dans le périmètre d’un café. J’aimerais savoir ce que je vois là sur l’écrans.

Je mets mes chaussures et éteins l’écran de mon ordinateur. Dans la rue, enfin, je tourne à gauche et après quelques mètres je me retrouve devant un café aux portes fermées. Devant la terrasse, quelques personnes fument et discutent.
J’ouvre la porte du café et à l’intérieur, une musique vient à ma rencontre, forte, plus présente que les conversations autour du bar pourtant assiégé, on dirait une vieille musique funk des années 60 - il y a presque 60 ans aujourd’hui - miroir des années. Au travers de la foule, au fond du café, je peux deviner une salle où des corps se balancent et flottent en rythme, éclairés par quelques rares spots jaunes et rouges. Je me fraie un chemin vers la salle, la musique devient de plus en plus présente. Je trouve une place libre sur une banquette et m’asseois pour observer ces courbes qui dansent, ces mains en mouvement, traversées de lumière qui disparaissent sur l’ombre d’autres corps. Mes yeux semblent bercés par les sons, je suis fasciné par les visages impossibles à distinguer dans la pénombre, on ne voit que des ombres de lèvres, de cheveux, qui se frôlent et se touchent.

La musique se mixe maintenant avec un rythme de basse obsédant, les corps accélèrent et deviennent comme des pantomimes.
Je ne fais pas attention aux gens autour de moi. Une personne est assise devant moi. Elle m’observe, je vois ses yeux.
– Vous ne dansez pas?

Je fais Non de la tête. Jamais.

– Vous ne vous ennuyez pas?