Journal

Écrire avec ardeur.

Follow me on GitHub

Cycle Été 2021 - extras - d’après Ponge et le Savon.

De la considération pour les chiffons.

Chères amies, chers amis, alors que nous atteignons aujourd’hui le cinq centième jour de la pandémie, je ressens le grand honneur qui m’est fait de parler devant vous. Il est de tradition et de bonne usage qu’un discours lénifiant comme celui que vous allez subir, commence par un récit, lui-même édifiant, mais qui se termine par une plaisanterie philosophique qui nous éclairera sur le sens de la vie tout en offrant au discoureur une victoire encourageante. Lorsque j’ai appris que je tiendrai un discours à la suite de M. Françis Ponge, je lui ai tout de suite téléphoné, pour que nous puissions coordonner mélodieusement nos sujets. Il m’a annoncé qu’il allait parler du Savon et avec la franchise communiste qui le caractérisait il m’a interrogé: “De quoi comptez-vous parler?”. “De serviettes!”, lui ais-je répondu. “Serviettes?” Et Ponge: “Parfait!”. J’espère que vous avez bondi à la pointe de mon propos. Cette scène n’a jamais eu lieu. Je comprends que vous vous sentiez irrités, l’avant-propos fait tâche. Sachez qu’après beaucoup de remords après cette saillie insigne, j’ai choisi de vous parler d’autre chose, de tissus là encore, mais plus anonymes, à l’usage et la dignité bien moins affirmée dans la langue. Je vais vous parler des chiffons. Race créolisée de tissu, il se rencontre partout mais il ne se vend pas, il n’a pas d’étiquette dans notre monde. Dans un magasin, impossible de l’acheter, de le trouver. Mieux. Prononcez son nom, chiffon et vous serez emmené aux rayons des plus beaux vêtements faits des étoffes les plus rares et les plus seyantes. Quelle tromperie… Alors que lui, la parure lui importe peu, il se contente au mieux de motifs industriels répétés, la plupart du temps il se décrit comme froissé, roulé en boule, fatigué, marqué… C’est qu’il commence sa vie sans être désiré ni attendu, il naît d’une rupture, d’un trou, d’un déchirement. Ceux qui l’utilisent n’ont pas d’affection, ils le serrent entre leurs doigts en cherchant à l’utiliser au maximum, à lui faire escalader le haut des portes ou des murs de crasse, ou à l’asperger de détergents mortels. Méprisé, recrue adoptée après l’arrachement de sa première vie, sans reconnaissance dans un monde utile. Chaque tâche que tu abolis avec gloire ne t’amène qui répugnance et te pousse vers la fin, vers le jour fatal. Laissez-moi vous raconter. La pandémie venait de commencer. Les gens n’avaient rien pour lutter, ils ne savaient rien. Ils entendaient beaucoup parler, on disait que le virus passait d’objet en objet, qu’il allait tous nous affecter. Les gens vivaient dans la peur, terrés. Quelques livreurs, seulement se devaient de parcourir les rues de la ville, dans des combinaisons de cyclistes, sans casque, sans masque, charger de cartons à livrer. Ils descendaient de leurs biclous, nous tendaient des colis et nous qu’est-ce qu’on faisait? Rappelez-vous. On prenait un chiffon imbibé d’eau de javel et pour effacer toute trace de ces humains qui avaient manipulé les cartons, on passait un coup rapide partout sur le colis, l’imprégnant d’une odeur violemment toxique, laissant ainsi se détériorer tout un tissu. Les chiffons ces rebuts ces déclassés nous ont sauvé. On les a sacrifié comme de la chair à canon. On les a bien oublié, maintenant, jeté. Auparavant les vieux chiffons étaient récupérés par quelque petite gens dont c’était le métier, ils parcouraient les villes pour ramasser les chiffons qui traînaient et les revendre pour qu’il en soit fait du papier. Aujourd’hui tout part à la poubelle. La chaîne alimentaire des objets est cassée.