Journal

Écrire avec ardeur.

Follow me on GitHub

P6 | Progression

Samedi (24 juillet)

Ce matin plus que d’habitude la barbe me tirait sur le visage. Les poils tirent ma peau vers l’extérieur, par une minuscule force qui se multiplie poil après poil. Nous les hommes on a de vrais problèmes, immenses et muets ainsi que toutes les grandes douleurs, comme la douleur des poils de barbe.
Je me décide avec fermeté à me raser, la tête en même temps que je me taillerai un bouc avec une petite tondeuse toute nouvelle que je viens d’acheter et qui semble plus rapide, avec un moteur plus puissant, une tête plus petite et affutée et… en fin de compte plus inutilisable. J’entaille ma moustache, elle se réduit à une pelouse anglaise mal entretenue par un gentleman anglais alcoolique et qui a renoncé à ses lunettes pour passer le tracteur devant sa maison. Puis la tête mécanique de la tondeuse glisse sur un poil et attérit sur ma lèvre inférieure, qui est tailladée et commence à pisser le sang. Je finis le rasage tant bien que mal, remets mes lunettes et goûte le sang dans ma bouche.
Une nouvelle tête est apparue dans la miroir devant moi, la tête d’une personne que j’avais oublié. Après vingt ans te revoilà qui réapparaît, vieil ennemi, au regard triste et sûr de lui et à la moue méprisante, avec ces mimiques laides d’une personne qui juge et qui comdamne, lui dont j’ai fait disparaître le corps, il y a viggt ans, lui dont j’ai su cacher l’absence pendant des années. Le sang dans ma bouche avive ma perception et le goût du combat. Un inconnu revient et il n’arrête pas de m’examiner.

Dimanche.

Un cargo glisse à quelques dizaines de mètres de la rive. Il me semble plus petit que les autres qui empruntent le chenal habituellement. Sur son sillage, orange et bleu, il produit des vagues courtes et assez hautes, pour qu’un chien qui jouait les pieds dans l’eau jusqu’au coude ne soulevé et soit emporté vers la rive, il réattirit tant bien que mal, se cogne à la vague, sa tête part en avant. Il se redresse et secoue la tête. Du poil de ses oreilles dégouline en cascade des ruisseaux d’eau.

Lundi.

Journée de travail et de réunions. Lors des entrevues en remote chacun se reflète dans son image. Il y a celui qui a fixé sa webcam en contreplongée sur son bon profil; lui, casqué, avec un micro de qualité, qui adoucit sa voix de manière aimpressionnante quand il prend la parole. J’ai longtemps cru que son décor venait d’un magazine, si ce n’est que sa photo parfois s’anime par un chat siamois de Birmanie qui vient compléter de son pelage crème le vert du mur et le mauve du lit rebondi. J’ai souvent du mal à reconnaître si un décor est réel s’il vient d’une stock photo. Les dirigeants des entreprises semblent se plaire dans un décor dont on ne sait s’il est réel ou pas.

Mardi 27.

Il ne se passe rien. Que tu travail dans ma vie. Je reporte la vidualisation (visualisation) l’écoute de la vidéo de François Bon., qui porte sur le Journal de Kafka. Peur de la confrontation, avec une oeuvre qui me porte religieusement.

Un ami a quitté sa ville pour s’installer en Bretagne avec sa copine de huit ans qu’il souhaite épouser après la pandémie. Six mois après leur installation sa copine le quitte et romp tous les contacts. Ivre, un soir à une fête de fin d’année, il s’engueule avec son chef et démissionne de son travail. Le mois suivant il se rend à une fête donnée par des confrères et encore une fois ivre, il les insulte.
Il fait devant moi la promesse bonhomme de “boire moins”.

Mercredi 28.

Lors des réunions en télétravail, certains visages envahissent l’écran complètement, plus rien ne peut en sortir, on voit chaque pore de leur peau, les contours irréguliers de leurs visages, dans un décor uni et lisse, où la couleur douce montre l’écouteet la compassion. Ce sont des managers humains, proches de la caméra comme des gens, comme de leurs subalternes décentralisés.
Ne pas participer au zoom de l’Atelier d’ériture. Encore. Trop en retard, trop peur des mots.

Jeudi.

J’ai lutté contre mon envie de dormir toute la journée. Pensées confuses, recroquevillées, sans énergie pour sortir et découvrir le monde extérieur, d’autres idées, pour discuter.

Vendredi.

Grand vent. Toute la journée les arbres bruissent et se plient.
Ce matin un oiseau vole à contre vent. Toutes ailes dehors, plus haut que le plus haut des arbres. Ses ailes presque immobiles, courbées avec force, il résiste au vent contraire. Durant de longues secondes il reste presque fixe en l’air souple et arquebouté suspendu dans les airs dans la tourmente du jour.

Samedi.

Je lis enfin la consigne de l’atelier. Observer, tous les jours et se souvenir, pour produire image, pour créer, restituer le réel observé dans sa langue.