Faiblesse
Je n’ai pas repris la cigarette, c’est la cigarette qui m’a repris. Ou reprise? Tout est une question de langage, de convention, je connais les règles et pourtant je ne sais jamais comment bien dire. Rien ne semble pas juste, n’est ce pas?
Mais ne nous éloignons pas du sujet. Une personne lâche aurait tendance à se cacher mais cela n’est pas mon cas.
J’ai arrêté de fumer il y a tellement longtemps, c’était complètement sorti de ma vie. Quand on m’a proposé une cigarette il y a peu, j’ai accepté, sans soupçonner de ce que cela allait déclencher en moi. J’en ai demandé une seconde.
Quelques jours plus tard, alors je rentrais chez moi. l’envie est réapparue, irrépréscible, implacable, elle m’a submergée. Je me suis mis à chercher un tabac ouvert, un peu avant minuit. L’envie me coupait en deux.
C’est ainsi que j’ai repris. J’ai organisé ma vie quotidienne pour cacher mon vice. Au travail, je m’isole pour aller fumer. Je reste longtemps dehors, seul à attendre que l’odeur de la fumée disparaisse.
Je ne veux pas que mes collègues sachent que j’ai failli. Bien sûr ils ne diraient rien contre, j’en ai vu des gens qui ont repris la cigarette. Ils ont été accueillis comme le témoignage quasi vivant de la faiblesse humaine. Mais je ne veux pas être comme eux, me glorifier de ma nullité.
Les gens de mon bureau ont cru que je m’éloignais d’eux, alors que je fuis leur clémence, que j’implore de ne pas être pardonné.
Je me suis inscrit dans une salle de sport, très chère, hors de mes moyens raisonnables, mais pas du tout fréquentée par mes collègues.
Chaque midi, je passe énergiquement devant le petit groupe réuni en bas de l’immeuble en train de fumer. Je les dépasse d’une foulée rapide et une fois que je tourne l’angle de l’immeuble je ralentis le pas, fait glisser mon sac de mon épaule, pour ouvrir la discrète fermeture éclair sur le côté et attraper mon paquet de Malboro.
J’en fume une ou deux, le temps d’arriver à la gym, où je reste en général une petite demi-heure,puis je me douche longuement pour faire disparaître la fumée autant que la sueur.
Lorsque j’arrive au bureau, tout le monde a déjà repris le travail.
Je traverse l’open space et imagine glisser sur moi un regard réprobateur, je vais m’asseoir à ma place, j’ouvre ostensiblement mon sac de sport en sort ma serviette mouillée, que j’étale près de moi. En partie pour la sécher, en partie pour absorber cette odeur de fumée qui imprègne mes vêtements comme pour dénoncer ma faute.
Un collègue me propose de m’accompagner à la gym, maintenant qu’il m’observe il se dit qu’une vie irréprochable et sportive est possible. Je l’ai dissuadé rudement, arguant de la dureté du chemin, qu’un désert doit se traverser seul.
Lors de l’évalutation de fin d’année, mon supérieur m’a rapporté que mes collègues considéraient que je m’éloignais d’eux.
Sa critique m’a pris à la gorge. En sortant de cette réunion, j’ai attrapé les cigarettes dans mon sac et me suis précipité directement dehors et j’ai marché en rage et fumant mes deux dernières cigarettes, sans que cela me calme. Cela ne pouvait pas continuer. Il fallait que je me reprenne le contrôle de mon existence. Mes pieds m’ont amené au tabac, je me suis installé dans la queue. J’étais perdu dans mes pensées. Quand j’ai senti une main s’abattre sur mon épaule. J’ai sursauté. C’était mon supérieur, celui que je venais de quitter.
“Je ne savais pas que vous fumiez vous aussi. Moi j’ai arrêté cet été mais là avec la situation, j’ai repris. On a la pression.”
J’ai hoché la tête énergiquement, sans dire un mot. Bien sûr, comment faire? Tout va si mal.
Nous sommes sortis ensemble du tabac, en discutant des différents projets de l’entreprise. Il m’a proposé de déjeuner dans la brasserie attenante, en terrasse.
À la fin du repas, mon supérieur m’avait confié une tâche importante, qui prendrait tout mon temps et m’accablerait certainement de tensions et d’enjeux. J’ai allumé une cigarette et j’ai retenu ma respiration avant de rejeter lentement la fumée en l’air au dessus moi, pour ne pas importuner.