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Écrire avec ardeur.

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Ridicule

Je frappe mon épée de carton contre le sol. Je veux qu’elle se torde. Qu’elle se brise. Qu’elle se déchire contre les gravillons. Je suis rentré fier, la tête haute dans la salle des fêtes du VVF où nous sommes en vacances. Je suis habillé en guerrier romain, conquérant, je porte une tunique improvisée par mes parents avec un vieux drap déchiré et du carton récupéré au supermarché. Cette braverie infinie que j’ai ressenti, dans ma nouvelle classe, petit garçon exilé de son collège de quartier, pour aller apprendre l’allemand dans un lycée immense anonyme et bourgeois. Ce même sentiment d’entrer dans un nouveau monde. Plus tard. J’allais être envoyé comme consultant chez un client pour la première fois de ma vie. Le matin même je n ele savais pas. Il faisait chaud cet été là, j’étais chez mon premier employeur, en formation. Je suais, des gouttes dégoulinaient littéralement des manches de mon tee-shirt, j’attendais la fin de la journée dans une salle de formation sans clim, je cramais au soleil, je nageais dans l’odeur et les liquides corporels. C’était la première fois que je passais un été à travailler vraiment. Fini l’enfance. On m’a convoqué dans un bureau. On m’a dit : prends tes affaires et va t’en. Va chez le client, et fais ce qu’il te demande. Comme ça ? En tee-shirt tâché et moisi ? Apprends quelque chose. Le client est roi et le consultant est son bouffon. Sur le chemin j’ai trouvé un magasin et je me suis armé d’une cravate et d’une chemise spécialement étudiées pour le bureau, avec un large col sûr de lui. Le vendeur m’a aidé à faire le nœud de cravate. Je n’avais pas besoin de me regarder dans la glace, j’étais bien préparé. Je suis allé au lieu indiqué. J’ai poussé la porte d’un ancien cinéma désaffecté reconverti en local à entreprises à haute valeur ajoutée. Ma cravate était trop serrée elle m’empéchait de respirer. J’ai grimpé un escalier d’acier, tout en courbes et en volutes, qui m’a amené sur un plateau qui surplombait les locaux. Là, des tables et des chaises comme des machines à coudre. On m’a montré où m’asseoir, les gens ont continué de passer près de moi dans les quelques passages laissés des tables agencées de guingois. Ils marchaient à deux ou trois. Shorts, tongs, débardeurs. Un jeune s’est arrêté devant moi et m’a dévisagé comme un nouvel objet dans ce bazar. Sur son bras replié un mouton noir en peluche. Je suis allé à la pause café jeter ma cravate dans la poubelles parmi des gobelets. J’aurais dû la garder. Cette liquette, j’aurais du me douter que j’en aurais encore besoin. Tiens à Neuilly par exemple. Je devais rejoindre une armée de consultants aux services d’une entreprise aux services d’une entreprise aux services d’une entreprise au service du ministère des Armées. J’étais venu en moto, en poussant la porte j’étais entré directement dans l’open space côté gauche. Avec mon casque intégral sur la tête je n’ai pas été ébloui par les néons. Ils m’avaient dit mes patrons qu’il fallait s’habiller pour l’occasion, alors sous ma combinaison de cuir et mon pantalon contre la pluie j’avais un costume sur mesure rapporté de Thaïlande, il y a trois ans, jamais porté depuis, ceintré en haut, le patron slim, vous voyez, tissu à rayures, grammage de 80, de la qualité, que du coton. Mais dans l’open space entre les tables alignées à perte de vue, sur lequels trônaient les ordinateurs Mac Pro, se déplaçaient des jeunes hommes habillés Gucci, Armani, cravate Hugo Boss. Givenchy. Vous êtes livreur ? Non, je viens travailler pour la défense de mon pays. Quel rôle j’aurais dû jouer? Je n’étais pas dans la bonne pièce, au bon endroit, au bon moment. Je suis un guerrier romain, au VVF. La soirée costumée ? C’est demain. Je suis le seul costumé. J’ai encore cette sensation de ridicule, quand je suis rentré dans la salle, avec ma petite épée de carton et mon chapeau poilu. Une brosse de balai que mon père avait attaché sur un bonnet. Il faisait chaud, moite sous ma tête, même en tunique de romain, même à une heure avancée de la soirée. C’était le bonnet que portait mon père pour aller travailler sur les chantiers, son bonnet il trainait toujours dans le break. A l’instant où je rentre dans la salle des fêtes, à la conquête du VVF, les joues rouges et la tête dodelinante sous le poids du balai brosse. Je suis au milieu de la piste de danse, seul, entouré de dizaine de vacanciers en bermudas qui me donnent l’impression de me regarder.