Journal

Écrire avec ardeur.

Follow me on GitHub

Sans histoire

Au bout de mes doigts entre lesquels se consume une cigarette, je tiens une lettre, dépliée, deux pages dactylographiées. La première page porte en en-tête un logo bleu blanc rouge. La seconde, je peux à peine la déchiffrer à cause de la fumée et de l’obscurité, on voit un tableau imprimé, des lignes et des colonnes tracées par une imprimante. Sur la colonne centrale en plein milieu on devine des lettres en capitale, séparées de points, un sigle, à la droite de cette cellule, d’autres caractères qui semblent être des chiffres pour désigner des années? Temps long, répété. Me revient encore cette image, ce temps où je restais des heures dans une grande salle salle, j’étais entouré de vieux, assis dans des chaises hétéroclytes, immobiles et la tête dodelinante difficilement soutenue par un dos voûté, autour d’une longue table ou devant la télé, parfois ils s’engueulaient, souvent ils paraissaient se taire. Une dame tricotait une écharpe violette. Mon souvenir se trouble. Mon souvenir se répète. L’écharpe parfois est longue parfois vient à peine d’être commencée, la dame est entourée d’autres vieilles revêches, ou bien elle est seule, les cheveux en bataille, courbée, sur un ouvrage irrégulier, tâché et dont l’extrémité traîne par terre. Une dame, la même? sur quelques tableaux, palpe la laine à pleine main, avec un délice silencieux, sa chaise est posée de travers devant la grande table, son corps dans une robe unie part vers le côté, mais ses yeux se tournent vers moi, elle cherche mes yeux de spectateur, inquiète, à la recherche d’un lien dans le passé ou d’un avenir à partager. Si je tire le fil de mes souvenirs, me reviennent aussi la cime d’arbres verts qui s’agitent dans le silence immobile le temps d’un moment de méditation. Me reviennent les mailles violettes qui se nouent grossièrement autour de mon cou dans le miroir sale d’une vitre griffée, taggée au couteau, derrière lequel un paysage de murs blanc cassé qui défile rythmé par des piliers métaliques. Me reste à l’esprit la lumière d’un écran de télé bientôt éteint.

Il faut ne faut pas se raconter d’histoire.

La nouvelle m’est parvenue sous la forme d’une lettre, comme tout ce qui nous arrive d’important dans le cours d’une existence. “Vous allez partir à la retraite”. Devant les écheances qui se rapprochent on m’envoie un décompte. À partir de la page deux, un tableau, factuel et exhaustif, qui résume dans une grille chaque période de ma vie dont l’administration a gardé trace. Il est tard, il fait déjà nuit. J’ai bu au bar des amis, dans la ville d’à côté. Je me laisse tomber dans le cliclac qui me sert de lit, allume une cigarette, mes yeux piquent, parcourent sans arriver à les lire les lignes du tableau imprimé. Vers le milieu de la page, quelques mots me redonnent le goût d’un temps passé, chômage trois ans, entre deux contrats de travail comme serveur à Roissy-Charles de Gaulle. Je me souviens rarement de cette période, elle me donne l’impression que j’allait tous les jours à la maison de retraite à Créteil, visiter mon père qui restait collé devant l’écran de la télé, cloué sur une chaise après son AVC et ma mère un peu plus loin dans la salle commune qui tricotait une écharpe violette. Elle avait recommencé à tricoter après un atelier d’éveil organisé par des bénévoles, elle semblait ne jamais finir ni ne jamais s’arrêter, un jour elle s’est faite engueuler par sa voisine de table, sa voisine lui a arraché l’ouvrage et l’a jeté dans la soupe aux choux. Il fallu qu’elle recommence de zéro, ce qu’elle a fait malgré ses mains tremblantes. La seconde fois qu’elle a dû recommencer son ouvrage, elle en fut moins affectée. Elle avait perdu son oeuvre en cours. Elle recommença encore une fois ou deux. Je lui apportais de la laine très douce pour qu’elle ait le plaisir sans cesse renouvelé de toucher quelquechose de soyeux. Je m’installais devant elle et avant qu’elle ne commence à tricoter, elle me tendait la pelote et me disait: Touches, ce que c’est agréable n’est-ce pas? C’est ma fille, elle m’envoie de la laine d’Écosse. Sa fille, ma soeur, était disparue, disait-on noyée, à Ibiza, en réalité on n’avait plus eu de nouvelles et nul n’avait plus trace d’elle, ni les ambassades, ni la police locale. Chaque jour en ces années quand je voyais ma boîte aux lettres j’espérais trouver une bonne nouvelle que je pourrais amener à ma mère. Chaque jour je partais prendre le train, les mains vides, dans les poches. Quand le train sortait des tunnels de Paris, je regardais les vitres des HLM d’un blanc cassé, sali, noirci par les ans, de grands trous carrés séparés par un trait de crasse oubliée et je revoyais en pensée les mailles de l’écharpe que ma mère tricotait, je voyais bien que les mailles s’espaçaient, devenaient irrégulières, parfois lâches, parfois trop serrées comme des noeuds dont le pourpre se perdait dans le sombre au fur et à mesure que les mailles se recouvraient l’une l’autre et que s’accumulait la noirceur des doigts et des tâches. On a enterré ma mère en juillet. Mon père ils l’ont amené au cimetière, il est resté à regarder la terre meuble, j’ai levé la tête vers la cime agitée d’arbres dont je ne connais toujours pas le nom. Je me souviens des parois zébrées, griffées, du train de banlieue, de ses wagons vides du milieu de matinée. des vitres si salies par les pluies d’automne, par les neiges, puis les giboulées et le soleil qui revenait sans cesse, que mes yeux se troublaient de plus en plus à simplement essayer de regarder. L’écharpe violette, j’avais fini par l’adopter, dans ses plis s’accumulaient les tâches de vin, les sauces industrielles blanchâtres. Je gardais son extrémité inachevée cachée sous mon manteau, à l’abri des regards, des remarques personnelles et des salissures du monde extérieur. Lors de la mort de ma mère, une infirmière m’avait proposé de terminer proprement le rang de mailles, mais j’avais refusé, je préférais le contact du fil qui se défaisait, les mailles libres, irrégulières. Malgré ma vie quasi en arrêt, me reste à l’esprit quelques zébrures sur une glace et de tâches sur des vêtements, l’écharpe s’est effilochée assez vite, à la fin de l’hiver, elle ne couvrait plus même le tour de mon cou et je l’ai perdue je ne sais pas quand, je ne sais pas où.