Atelier #3 - sur Crash, Le rêve de la femme du pêcheur (Hokusaï, 1814) + les autoportraits de Mari Katayama
J’ai commencé mes premières mutilations au moment de la pandémie.
Pendant une réunion vidéo, je regardais l’écran sur lequel se découpaient les cases où apparaissaient mes collègues. J’avais à portée de main un canif et pendant que des propos s’échangeaient sur l’acquisition de notre concurrent principal en Angleterre, j’étalais, de manière à ne pas être vu, ma main gauche sur la table et de l’autre main plantais mon couteau entre les doigts, de plus en plus près de la paume. Je devais forcer pour que la pointe s’enfonce dans la fine couche de stratifié. Je regardais devant moi, l’oeil fixé à la caméra, donnant des détails au sujet de ma part du projet, à savoir la fusion des services. Soudain je sentis une vive douleur dans la main gauche. Je finis ma phrase en serrant la machoire, étouffant un gémissement, laissant mon couteau enfoncé dans le bureau. J’avais largement entaillé la peau qui sépare le majeur de l’annulaire ainsi qu’une partie de la chair de la phalange qui pendouillait dans le vide. À la fin de la réunion, un filet de sang coulait sous mon ordinateur.
Lors de la réunion exceptionnelle du soir, au fur et à mesure des interventions décrivant la fusion acquisition au reste de la boite, sur le dos de la main je me suis tracé des lignes à la fine tranche de mon couteau, laissant monter la douleur. Puis j’ai tourné ma main gauche paume vers le haut, j’ai pris la lame entre les doigts et je l’ai serrée le plus fort que je pouvais, alliant la douleur de la peau du dos de ma main qui se déchire et celle de la paume qui se se fend en de nouvelles lignes.
En tant que dirigeant d’une activité de l’entreprise, on m’a demandé d’expliquer les modalités concrètes de l’intégration des équipes. Je scrutais les yeux de chacun des participants et essayais de deviner s’ils comprenaient que j’étais en train de me couper en morceaux.
Ce soir là, n’arrivant pas à dormir à cause de la douleur, je suis allé aux urgences faire constater les dégâts à l’hopital militaire de Bégin. Bien après minuit, un infirmier de garde m’a fait entrer dans une chambre vide, avec une chaise d’écolier et un électrocardiogramme débranché. Il ne semblait pas même surpris. Pris d’un remord devant notre triste situation partagée, je lui ai dit d’emblée que je n’avais pas souhaité me suicider. J’ai vu ses yeux se plisser au dessus de son masque, comme s’il souriait. Il m’a alors expliqué que contrairement à ce que disaient les média, il avait constaté qu’il y avait aux urgences depuis le début de la pandémie une nette baisse des suicides. Cependant, il recevait beaucoup plus de brûlures auto-infligées, d’intoxications avec des produits ménagers chez des personnes seules et d’auto-mutilations. Les gens venaient à partir de deux trois heures se faire recoudre, discrètement, une main passée au travers d’un miroir, des cuisses lacérés, un ou deux doigts sectionnés.
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La troisième ou quatrième fois que je suis allé aux urgences - je m’étais fait une brulûre au troisième degré en coinçant ma jambe contre un chauffage à huile - j’étais dans la salle d’attente, avec un autre homme. Lui était en costume alors que j’avais enfilé un hoodie sur ma chemise blanche. Il tenait dans sa main droite son poignet opposé, sec, enflé, crevassé de croûtes rouges et de bleus, sa main pendait sans vie sur son pantalon. Il restait sans bouger, le regard dans le vide. Je suis venu m’asseoir à côté de lui.
Nous avons parlé de la Bourse et des différents bruits de fusion acquisition. Puis nous avons parlé de nos expériences multiples. Il m’a montré les trous laissés par les agrapheuses sur ses mains, ses avant-bras découpés aux ciseaux, ton torse avec des brûlures de cigarillos. Il lui était arrivé déjà deux fois de vomir pendant une réunion. Il avait la parole facile et froide, enthousiaste quand il décrivait de manière clinique sa manière de se s’enfoncer la pointe d’un ciseau pour se découper l’épiderme.
Enfin nous avons échangé nos mails de travail.
Sa rencontre m’ouvrait de nouveaux horizons. Je n’en dormais pas de la nuit, malgré les anti douleurs.
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C’est vers la fin de la semaine suivante que j’ai eu une réunion avec les investisseurs et les responsables de l’entreprise rachetée. J’avais étudié les dessins de la physiologie du bras et je choisis un moment creux dans la présentation pour introduire la lame d’un cutter entre le coude et la pliure du bras, suivant le nerf radial. Je voulais m’enfoncer la lame le plus profondément possible dans le bras droit. La douleur était limitée mais d’une violence insoutenable. Je touchais une artère et du sang rouge gicla contre l’écran et sur mon visage. Plusieurs membres de la réunion fixaient leur écran hypnotisés, d’autres m’envoyaient des messages en privé. Des financiers anglais, qui n’avaient pas remarqué ma blessure, me donnèrent la parole, je commençais alors à expliquer - dans des propos entrecoupée de geignements - que les services informatiques feraient une économie d’échelle de 25% su trois ans, surtout si on lançait un plan de déploiement de nos applications sur le cloud. Je voyais à l’écran que j’avais des larmes de sang sur mon visage. Les anglais me plaignirent, louèrent mon courage, me proposèrent de me retirer de la réunion pour que j’aie le temps de me soigner, je refusais avec rage et mon plan d’économie fut expédié sans discussion, avec à la clé, je n’avais pas omis de le préciser, un plan de licenciement d’une centaine de personnes, des femmes pour la plupart employées à mi-temps qui rentraient les factures et les notes de frais dans le système de gestion.
J’ai dû tomber dans les pommes peu après. Quand je me suis réveillé, la réunion vidéo était fini, j’étais seul face à mon image sur l’écran, mon visage était livide, les tâches de rouge sur mes cheveux et sur mes joues ressortaient particulièrement. Je fis un garot avec un cable USB, même si mon sang avait arrêté de pisser par miracle j’étais vivant.
Ce soir-là, la blessure s’ouvrit de nouveau, je me retrouvais aux urgences à nouveau.
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ou je retrouvais mon ami qui lui s’était écrasé les doigts dans la porte de sortie de secours - torture sur site - privilège des cadres dirigeants…
Il m’écouta avec un sourire de Saint homme. Nous étions bien, lui la main broyée, moi le bras sans vie.
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Plusieurs hommes entrèrent dans la salle d’attente, malgré l’heure tardive. Ils étaient bien une dizaine, habillés en militaires, le bérêt rouge sur le crâne. Ils étaient jeunes et nous avons alors découvert qu’ils entouraient deux compagnons. L’un en béquille avait une jambe coupée au dessus de la cuisse. L’autre était en fauteuil roulant, les deux jambes lui manquaient. J’imagine qu’ils avaient sauté sur un mine, au fin fond d’un désert où notre pays menait une guerre. Je les regardais avec envie cette fraternité guerrière.
Le lendemain, mon n+1 me contacta. Il m’informa que les RH me proposaient de suivre une série de réunions thérapeutiques avec les psychologues d’une startup en ligne.